Chapitre V
À Saint-Helen Station régnait une très grande effervescence. Les relations diplomatiques étaient très tendues entre la Panaméricaine et l’Africania : tous les passeports étaient contrôlés et les Panaméricains conduits dans des trains-hôtels d’où ils ne pouvaient sortir librement.
Lien Rag et Leouan l’apprirent à leurs dépens lorsqu’ils débarquèrent du voilier des rails à la fin d’une journée exténuante. Ils avaient navigué très lentement à cause d’un vent très faible et de la lourde cargaison. Et pour finir, la milice africanienne les attendait au débarcadère du port de pêche sous la verrière graisseuse qui le protégeait. Saint-Helen Station se décomposait en plusieurs îlots citadins, chacun abrité sous verrière. Seule la gare de transit possédait une coupole moderne de protection.
— Regarde, dit Leouan qui levait les yeux vers la verrière.
Lien vit des Roux qui grattaient la glace. Du moins il devina leur présence. Il aurait fallu aussi gratter de l’intérieur la suie grasse qui tapissait les vitres. Port-Helen Station abritait des dizaines de petites fabriques d’huile de phoque et de poisson qui possédaient des chaudières vétustes. Même l’air était chargé de particules grasses et les miliciens ne quittaient pas leur cagoule, pour protéger leurs poumons.
Le blindé de la Milice les conduisit jusqu’à la station principale où un gradé les interrogea.
— Je suis un rescapé de la Commission d’enquête de Patagonie, déclara alors Lien. J’ai vu périr les autres membres de la commission dans un complot. Votre délégué, Kapul, était également rescapé comme nous mais à Magellan Station il a cru que les autorités panaméricaines accepteraient de lui délivrer un sauf-conduit pour rejoindre NY Station. Depuis il a disparu. Nous avons fui à bord d’une vieille loco et nous sommes tombés en panne sur la banquise. C’est le phoquier Myrtos qui nous a retrouvés.
On les fouilla et on lui confisqua son pistolet laser.
— Vous avez voulu vous emparer du voilier des rails, lui dit alors l’officier. Le capitaine Bilen l’affirme.
— C’est faux. Ils voulaient nous agresser et j’ai brandi mon pistolet au laser. Si je l’avais voulu je me serais emparé du bateau et de la cargaison.
— Vous espériez rejoindre la VIe flotte qui croise au large avec un cuirassé énorme, deux contre-torpilleurs et des patrouilleurs. Il y a aussi un train blindé rempli de deux mille hommes de troupe. La circulation est interdite sur le réseau du quinzième parallèle.
— Je demande l’asile politique, dit Lien.
— Votre compagne n’est pas Panaméricaine mais nous devons la garder sous surveillance également.
On les conduisit dans un train-hôtel où de nombreux Panaméricains se trouvaient consignés. Dans les salons et le bar c’étaient des discussions à n’en plus finir et l’assurance arrogante que la Panaméricaine répondrait comme il le fallait à cette insulte faite à ses représentants.
— On va tâcher de ne pas se mêler à ces crétins, dit Lien une fois dans leur chambre-cabine. D’abord un bain et ensuite nous verrons.
— Les Africaniens finiront par découvrir que tu es le bras droit de Lady Diana, la principale actionnaire de la Panaméricaine.
— Certainement, mais je n’ai pas envie de m’en faire à l’avance.
Ils prirent leur bain ensemble et Lien aimait caresser de sa main savonneuse la fourrure fauve de Leouan qui la gainait d’un écrin luxuriant depuis le haut des cuisses jusqu’aux épaules. Mais celles-ci étaient dénudées. Il faillit se noyer parce qu’il s’obstinait à plonger sa tête sous l’eau pour la fourrer entre les longues jambes.
— J’ai l’impression qu’on sent toujours le phoque, lui avoua-t-elle lorsqu’ils s’étendirent sur le lit pour faire une seconde fois l’amour. Mais je ne regrette pas d’avoir vécu à bord de ce voilier des rails. C’était extraordinaire. Mon peuple de la Zone Occidentale devrait apprendre cette technique.
On refusa de les servir dans leur chambre et ils durent descendre dans l’une des salles à manger. Lien Rag laissait pousser sa barbe mais plusieurs personnes vinrent se présenter à eux et il finit par dire son nom.
— Vous êtes Lien Rag le glaciologue qui travaillez avec Lady Diana ?
— Pas du tout. Simple homonymie.
Mais visiblement on ne le croyait pas, on pensait qu’il recherchait l’incognito vis-à-vis des Africaniens. Du coup on se fit complice et il soupira de soulagement.
— S’ils savaient qu’une fois de plus je suis devenu un déserteur, ils ne me le pardonneraient pas et nous mettraient en quarantaine.
Mais le lendemain la milice vint chercher Lien Rag pour l’interroger. Ce fut un officier supérieur et deux autres personnages en civil qui lui firent répéter son histoire. Il ne varia pas d’un iota dans sa déclaration et il eut l’impression que, si ses vis-à-vis étaient indignés, ils montraient également une certaine crainte.
— Vous mesurez toute l’importance de vos accusations ? lui demanda le colonel.
— Absolument.
Durant toute la nuit la banquise avait vibré sans arrêt et il y avait eu des bruits sourds, inquiétants. Lien Rag avait déjà assisté à ce genre de phénomène. C’étaient les puissantes unités de la flotte panaméricaine qui provoquaient ces vibrations. Un cuirassé par exemple ne se déplaçait que sur une dizaine de voies au minimum. Son poids pouvait atteindre cinquante à cent mille tonnes.
— Pourquoi avez-vous choisi cette voie périlleuse ?… Je veux dire, vous auriez pu ne pas vous mêler de cette affaire ?
— La Panaméricaine a fait mourir des milliers de gens, un million d’après les chiffres les plus timides, peut-être deux ou trois fois plus. Tout cela pour les réduire en poudre et les utiliser comme combustible dans une nouvelle centrale électrique. Vous accepteriez, vous, d’être le complice d’un tel génocide ?
— Pourquoi cette jeune femme d’origine rousse vous accompagne-t-elle ?
— Elle est ma compagne et d’autre part elle enquêtait sur le génocide de sa propre ethnie. Elle est déléguée de la Zone Occidentale.
Il savait que l’Africania entretenait d’assez bons rapports avec le territoire peuplé de Roux évolués. Malgré les mises en garde de la Panaméricaine et de la Transeuropéenne.
— Croyez-vous que la situation va empirer ? lui demanda un civil. Que Lady Diana ordonnera à la VIe flotte d’ouvrir la circulation sur le réseau du 15e parallèle ?
— Non, je ne le crois pas. Elle a besoin de conserver de bonnes relations avec vous. Vous lui fournissez du pétrole puisé dans les anciennes installations préglaciaires et elle a énormément besoin d’énergie pour réaliser son fameux tunnel Nord-Sud.
— Mais vous aviez une situation extraordinaire… Vous étiez son second ?
— C’est vrai mais il fallait en payer le prix et je n’étais plus disposé à le faire.
— Vous êtes spécialiste des glaces, des énormes nodules que l’on rencontre dans la masse et qui naviguent à travers la glace plus tendre ? demanda l’un des civils.
Lien Rag le regarda avec une légère surprise car l’homme paraissait au courant de ses travaux. Bien peu auraient pu poser cette question.
— Y a-t-il eu aussi génocide de Roux en Patagonie ? demanda le militaire. Votre amie a-t-elle pu en relever des preuves ?
— Nous n’avons pas rencontré un seul Roux au cours de notre voyage d’enquête, dit Lien Rag. C’est très curieux mais cela ne constitue pas une preuve.
— Quels sont vos projets ? demanda le civil, toujours le même, avec un sourire bienveillant.
— Une chose reste sûre, je ne retournerai pas en Panaméricaine. Le projet de Lady Diana est insensé et vise à détourner la moitié, peut-être les trois quarts de l’énergie mondiale, aux seules fins de creuser un immense tunnel Nord-Sud destiné à retrouver les richesses enfouies, surtout richesses économiques, les mines, les puits de pétrole, les forêts, les stocks de matières premières. Je ne participerai pas à cette folie. Ce détournement d’énergie peut provoquer la mort de la moitié de l’humanité actuelle, peut-être des deux tiers. Je ne dis pas que sans moi les travaux ne se poursuivront pas mais ils subiront un grand retard. En vous demandant l’asile politique je peux épargner la vie d’une dizaine de millions d’hommes, le temps que Lady Diana me trouve un remplaçant.
— Lien Rag, puis-je vous inviter à déjeuner à bord de mon train spécial ? demanda le civil.
Il se nommait Eloise et appartenait au personnel ferroviaire de la Banquise Atlantique sud.
— En fait je suis le patron des réseaux pour l’Atlantique sud. Et en ce moment nous avons de gros problèmes… Une fracture de la banquise à proximité des anciennes côtes du Gabon qui empêche une exploitation normale de nos réseaux. C’est très préoccupant.
Dans son train spécial on leur servit un repas très raffiné et ce fut à la fin de ce déjeuner que Lien Rag entendit la question qu’il attendait.
— Voulez-vous travailler pour nous ?